Affaire Brisseau : le jour où l’actrice Noémie Kocher a brisé l’omerta sur le harcèlement
L’obs – 20 octobre 2017 – Par Doan Bui
« Il y a 16 ans, la comédienne portait plainte contre le cinéaste Jean-Claude Brisseau, condamné en 2005 pour harcèlement sexuel. Le scandale Weinstein fait resurgir son traumatisme.
Elle a hésité à nous parler. Peur de s’exposer, encore, elle qui l’a été contre son gré, il y a de cela douze ans. Noémie Kocher a écrit un petit message, pourtant, sur sa page Facebook, il fallait que les mots sortent.
Nous sommes beaucoup de femmes à passer une très mauvaise semaine. Celles qui ont subi en gardant le silence. Celles qui ont subi puis osé parler. En payant le prix fort de cette parole. Dire est pourtant, je crois, la seule solution pour guérir. Pour revivre.
Dans ce post, elle est restée floue, répugnant à évoquer sa propre expérience. « Rien que d’écrire ces quelques mots, rien que de parler avec vous, je suis tremblante. Des proches me disent de me protéger en me taisant. Mais je sais qu’il faut parler. » Elle raconte la colère, le dégoût qui lui sont revenus ces derniers jours, la nausée à fleur de lèvres, la vulnérabilité aussi, qui lui rappelle son traumatisme à elle.
Ces choses-là, le harcèlement sexuel, c’est un viol de votre être, votre intimité, ça s’inscrit dans votre corps. La honte, par exemple, vous l’avez encore en vous, des années après.
Noémie fait partie des rares femmes qui ont parlé dans le milieu du cinéma. En 2001, elle portait plainte pour harcèlement sexuel contre le cinéaste Jean-Claude Brisseau au côté de Véronique H., qui comme elle avait participé aux essais pour le film « Choses secrètes ». Deux autres comédiennes se sont jointes à leur plainte en 2003. Le procès a eu lieu en 2005. A son issue, l’homme a été condamné, pour « harcèlement en vue d’obtenir des faveurs sexuelles ». Julie Q., l’une des actrices qui dénonçait, elle, une agression sexuelle, a été déboutée, mais a obtenu gain de cause en appel, en 2006. La quatrième jeune femme a préféré abandonner les poursuites.
Quand j’entends aujourd’hui encore ceux qui disent ‘mais pourquoi elles n’ont pas parlé avant’, j’ai la rage. S’ils savaient le prix à payer ! De nous quatre, nous ne sommes que deux à être restées dans le métier.
Noémie n’a cependant jamais douté : il fallait porter plainte. « Je me suis dit que si un jour je lisais dans le journal qu’une jeune femme s’était suicidée à cause de lui, je me sentirais horriblement responsable. J’aurais tellement aimé qu’on me mette en garde… J’ai porté plainte pour que cela n’arrive pas à d’autres femmes. »
Après la plainte, quatre ans de procédure ont suivi. Elle se souvient de la confrontation avec le cinéaste, éprouvante : « Il était derrière moi, parlait dans mon dos, je sentais son regard. » Et puis surtout, en 2005, le procès, avec la déferlante médiatique, inévitable quand on doit affronter un puissant.
A quelques rares exceptions, la presse a été terrible. Je n’imaginais pas le tsunami qui en découlerait. Notre parole a été niée, décrédibilisée. C’était violent. Et ce que j’ai vécu, à ce moment-là, ça a été presque pire que le harcèlement en lui-même. Voilà pourquoi je redoute tellement de parler.
« Lanceuse d’alerte »
Elle a souffert de voir tous les détails sordides s’étaler dans les journaux. Refuse encore aujourd’hui les sollicitations à cause de ça : les questions, intrusives, indécentes. « C’est ça qui est terrible dans ces affaires. Vous devez dévoiler votre intimité. Vous le faites pendant la procédure, devant les gendarmes, les juges. Mais quand ça sort dans la presse, avec les sous-entendus graveleux qui vont avec, ou carrément les erreurs, c’est insupportable. » Repenser à cette période où elle était sous emprise du cinéaste lui est encore très douloureux.
Il m’a fallu longtemps pour reprendre confiance en moi. Ce n’est que lorsque j’ai été enceinte de mon fils que je me suis réconciliée avec mon corps. Je me sentais salie.
Un jour, une amie lui a dit : « En fait, tu as été une lanceuse d’alerte. » Elle a souri, un peu rassérénée. « C’est vrai. Mais les lanceurs d’alerte, qu’est-ce qu’ils se prennent comme baffes… » Elle a pensé à cette terrible phrase d’Angot, juste, mais décalée dans le contexte du cirque médiatique de l’émission de Ruquier, expliquant face à Sandrine Rousseau qu’après un viol, une agression, « on se débrouille ».
« On a beau parler, porter plainte, à la fin, on se débrouille tout seul. »
Seul ? Dans un dossier épais, Noémie a gardé les coupures de presse de l’époque, comme autant de coups de poignard. Louis Skorecki dans « Libération », écrivant d’ailleurs que « Tippi Hedren, harcelée par Hitchcock ‘avait dit non à ses avances. Mais ne l’avait pas traîné en justice' ». « Les Inrocks » expliquant doctement que « les différentes parties dissimulaient leur ignorance profonde de ce qu’est le cinéma ». Le pire ? Cette pétition lancée en faveur du cinéaste, « artiste blessé », sans un seul mot pour ses victimes, qui rassemblait toute la fine fleur du cinéma d’art et d’essai, Olivier Assayas, les frères Dardenne, Claire Denis et tant d’autres. « Que des personnes dont j’admirais le travail. »
Le dernier mot
A l’époque, Noémie a riposté. Elle a lancé une contre-pétition. Allant chercher les signatures une à une, en leur expliquant ce qui lui était arrivé. « Je savais que Brisseau m’avait dézinguée auprès de Bertrand Tavernier. J’ai donc été le voir. Je lui ai tout raconté. Il était livide. » Patrice Leconte, Peter Kassovitz et d’autres ont signé la contre-pétition. Noémie l’admet : « J’ai été très entourée. Mon mari, cinéaste, voulait que je me batte. Ma mère, une féministe, était aussi derrière moi. Mon frère, mon père. Mes amis. Véronique. Sinon, j’aurais été pulvérisée. »
Claire Doubliez, avocate de Noémie Kocher et de Véronique H., se souvient. « Quand j’ai pris le dossier, je n’étais pas optimiste. C’est toujours très compliqué ces affaires car il faut démontrer le non-consentement. Et comme il s’agissait d’essais, avec rôles à la clé… Mais lors de l’instruction, on a exhumé tout un système. L’accumulation des témoignages nous a permis de démontrer cette relation d’emprise et d’obtenir une condamnation. » Car tous les témoignages étaient concordants. Comme pour Weinstein. Hélène de Fougerolles ou Marion Cotillard ont elles aussi témoigné. La mère de Vanessa Paradis a évoqué « un incident » lors du tournage de « Noce blanche », la toute jeune actrice conditionnant la poursuite du film à la présence constante de sa mère pendant le tournage.
Au procès, Jean-Claude Brisseau, assuré certainement du soutien de ses pairs, n’a jamais exprimé la moindre culpabilité. On peut même dire qu’il a eu le dernier mot, puisqu’il a ensuite à nouveau justifié ses actes dans un livre, puis dans le film « les Anges exterminateurs », encensé par la critique. Les « Cahiers du cinéma » relevaient son « absolu respect pour les personnes qui sont filmées ». « Libération » martelait : « L’affaire Brisseau fut surtout un procès fait au cinéma français d’auteur », et s’enflammait dans un plaidoyer pro domo, signé Antoine de Baecque, auteur justement du livre d’entretiens avec le cinéaste.
Jean-Claude Brisseau est un homme dont la seule perversion est de vivre son cinéma comme perpétuellement coupable. Je ne crois donc pas une seconde à la vérité des accusations dont il a fait l’objet quand je vois ‘les Anges exterminateurs’, film admirable et pleinement convaincant : la manière même dont il filme les jeunes femmes, […] est d’une telle justesse, […] qu’il est pour moi, c’est mon intime conviction, aux antipodes d’un harceleur, d’un violeur, d’un homme agressant une femme. Un appel en forme de film. Jean-Claude Brisseau a été sauvé et blanchi par son cinéma.
« J’ai brisé l’emprise »
Un appel en forme de film ? Si en 2006, le cinéma a acquitté Brisseau, une nouvelle fois, la justice, elle, l’a condamné une nouvelle fois. Comme le relevait notre confrère Didier Jacob, dans le silence le plus total, Julie Q., qui avait été déboutée, a gagné en appel, condamnant le cinéaste pour agression sexuelle. Plus terrible. Deux comédiennes dont l’une joue dans « les Anges exterminateurs » vont accuser Brisseau de viol en 2007. Une information judiciaire a été ouverte, l’homme a été entendu comme témoin assisté, mais la procédure a été abandonnée, faute d’éléments permettant d’établir le « non-consentement ».
Aujourd’hui encore, en plein scandale Weinstein, l’affaire Brisseau reste « une affaire qui divise », comme on dit pudiquement. « Rien à voir, c’est un artiste », avons-nous entendu à maintes reprises, lors de notre enquête sur le harcèlement dans le monde du cinéma. Coline Serreau, actrice et réalisatrice, vient d’ailleurs d’adresser une lettre furibonde à l’ARP, l’association professionnelle du milieu. « Allons-nous toujours rester muets ? Et continuer comme avec le scandale Jean-Claude Brisseau, (#balancetonporc) un homme que l’ARP a toujours défendu ? »
Cette lettre, Noémie l’a partagée sur Facebook. Depuis quinze jours, elle s’est plongée dans ses archives, a rouvert le dossier en carton si douloureux où elle range « l’affaire Brisseau », elle veut écrire un scénario, une fiction, qui s’inspirera de ce qu’elle a vécu. Elle refuse avec obstination qu’on utilise le mot victime.
Je ne suis pas une victime ! Quand j’ai décidé de porter plainte, j’ai récupéré ma dignité, j’ai brisé l’emprise. Je n’étais plus son objet. Mais un sujet.
Pour plus de renseignements, consultez l’article rédigé par Doan BUI, journaliste, sur le site Internet de L’obs en cliquant ici.